Murals et murs de Belfast, une métropole entre guerre civile et paix

Philippe LOUPÈS
Professeur d’histoire moderne, Université Bordeaux-Montaigne
Académie Nationale des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux

Deuxième ville de l’île d’Irlande, Belfast est la capitale de l’Irlande du Nord ou Ulster,  qui fait partie  du Royaume-Uni depuis 1921. La ville elle-même compte 360 000 habitants ; elle est entourée de plusieurs villes satellites comme Bangor, Lisburn, Carrickfergus, Larne, et le grand Belfast rassemble 650 0000 habitants, soit plus du tiers de la population de l’Ulster. Située au fond de la rade du Belfast Lough, à seulement 65 km e la côte écossaise, elle possède un port important qui assure les deux tiers du trafic maritime de l’Irlande du Nord. C’est un grand centre industriel : chantiers navals (porte-avions et pétroliers), constructions aéronautiques, usines textiles (lin et synthétiques), distilleries, usines alimentaires (bacon). Elle a été longtemps l’unique université du nord et Queen’s College est une université très cotée.

Belfast avait été dans l’Irlande du XIX° siècle le fleuron de la Révolution industrielle, puis avait été durement frappé par la crise au XX° siècle. Actuellement en pleine expansion, elle n’en demeure pas moins vulnérable, tant que la paix conclue en 1998 n’est  pas totalement stabilisée.

Le poids de l’histoire : le fil rouge de la violence et la fondation de l’Irlande du Nord

Les séquelles d’un régime colonial ?

Du point de vue historique, l’Irlande a toujours été un terreau de violences. En schématisant à l’extrême, on peut dire qu’à partir du XIIe siècle, par la contrainte, l’Angleterre a développé sur l’île voisine une emprise politique, religieuse, économique, culturelle qui a souvent été assimilée  à un régime colonial. L’Irlande aurait été la seule colonie dans l’espace européen.

Longtemps les Celtes ou Gaëls ont résisté, surtout dans l’ouest de l’île, mais au XVI° siècle,  ils sont submergés par une colonisation systématique. La Grande Rébellion de 1641 tourne court et Cromwell et son armée terrorisent l’Irlande. On connait le slogan terrible qu’il applique aux Celtes : « En Connaught (la province occidentale, la plus pauvre) ou en enfer ! »

Pour mieux comprendre, interrogeons-nous

Pourquoi l’Ulster ?

. La spécificité de l’Ulster est due à une « plantation », c’est-à-dire à l’établissement de colons, à grande échelle. Au XVI° siècle, les colons étaient surtout  des Anglais de religion anglicane.  Mais au tout début du XVIIe siècle, sont installés en Ulster, la province la plus sauvage,  des dissenters, protestants non conformistes en rupture avec l’Église anglicane. Ce sont surtout des Ecossais de confession presbytérienne. La « plantation » d’Ulster est le grand succès de la politique d’une Irlande protestante. Il n’empêche qu’une forte minorité catholique reste sur place ; d’où la dualité religieuse de l’Ulster qui s’est maintenue jusqu’à nos jours. La fameuse « question irlandaise » a des racines profondes et complexes.

Au sortir de la première guerre mondiale, éclate la guerre dite d’Indépendance qui se termine en 1921 par la partition de l’île. Le traité de Londres crée d’une part un État libre d’Irlande, la future République d’Irlande ou Eire et  d’autre part l’Uster qui regroupe les six comtés du nord-est. L’Ulster est une État-région, bénéficiant au sein du Royaume Uni d’un régime d’autonomie interne.

Pour les uns, l’Ulster ou l’Irlande du Nord est une séquelle d’une décolonisation inachevée ; pour les autres, c’est une province assiégée du Royaume-Uni, issue du légitime exercice de l’autodétermination.

Les « événements » : une guerre civile qui ne dit pas son nom (1969-1998)

Dans les années 1960, l’inégalité   perdure  au détriment de plus d’un tiers de la population, ces catholiques soupçonnés de déloyauté à l’égard de la Couronne, ces catholiques traités en citoyens de seconde zone, dans les domaines de la représentation nationale, de l’emploi et du logement ; d’où la naissance à cette époque d’un puissant mouvement des droits civiques.

Dès la fin des années 60, c’est l’engrenage des violences perpétrées, d’un côté par des groupes paramilitaires républicains comme l’IRA provisoire, de l’autre par l’Ulster Volunteer Force, qui défend les Unionistes loyalistes. Ce sont alors trente années de troubles sanglants, surtout connus par le Bloody Sunday. À Londonderry, la deuxième ville de l’Ulster, le 30 janvier 1972, le bilan d’une manifestation pacifique est de 14 morts. Les conséquences du Bloody Sunday sont immédiates et multiples : soutien renforcé des catholiques à l’IRA, destructions, assassinats et représailles des deux côtés.

Ces « troubles », comme on les nomme pudiquement, se terminent avec l’accord du Vendredi Saint, le 10 avril 1998 qui instaure  un partage du pouvoir. Le bilan  de ces trois décennies de guerre civile s’élève 3 700 victimes.

Belfast, une ville scarifiée couverte de murals

Dès les débuts des violences étaient apparus murs et murals : les murs pour se protéger, les murals pour protester, revendiquer, hurler sa colère.

La construction des murs commencée dès 1969 est le fait des citoyens et des forces de sécurité. Les  citoyens entendent se protéger, quant aux forces de sécurité, elles  souhaitent se faciliter la tâche du maintien de l’ordre. Au début, ce sont des structures provisoires, faites de barbelés, de plaques de tôles ondulées, de ferrailles diverses ;  puis on construit en dur, en maçonnerie.

Avec les murs, on assiste à un renforcement d’une géographie confessionnelle de l’espace. Belfast était déjà une mosaïque de territoires ; le puzzle se renforce avec l’homogénéisation des  territoires, surtout dans les périodes de violence maximale, comme 1969-1973. Des quartiers-ghettos se créent en annonçant  fièrement la couleur avec de grandes inscriptions, tel Shankhill, bastion unioniste à l’ouest de Belfast.

Partout dans l’espace urbain, sont inscrits des codes confessionnels. Les deux camps procèdent à un  marquage national : bordures des trottoirs, bornes à incendie, lampadaires, tout le mobilier urbain est  peint soit en bleu, blanc, rouge,  les couleurs de l’Union Jack, soit en vert et or, les couleurs de la République d’Irlande.

Quoiqu’il soit très souvent indépendant du mur-rempart, le mural  est un complément logique. Comment définir le mural ? C’est toute œuvre plus ou moins artistique, peinte ou appliquée directement sur un mur, de bonnes dimensions ; avec cependant une spécificité : c’est que l’espace architectural doit être harmonieusement incorporé dans le tableau. Le mural doit parler de lui-même, par le cadrage, le graphisme vigoureux, par la force du noir et blanc ou par l’expressivité des couleurs très vives.

Qui sont les peintres de murals ? Aux origines, ce sont surtout des anonymes. Existe-t-il un style et une technique typique du mural ? On remarque surtout aux débuts une manière un peu naïve, avec de couleurs quasi criardes, le tout assez proche  du dessin des enfants et aussi de la bad painting. Par la suite se développe un style élaboré de quasi-professionnels, une peinture lisse, hyperréaliste, acrylique.

Quelle sont les motivations ? Curieusement, elles sont similaires dans les deux camps : il s’agit d’exalter l’identité collective, de mettre en avant sa tradition historique et sa spécificité culturelle.

Côté républicain, on dénonce, on proteste vigoureusement, dans un contexte de censure et de lutte révolutionnaire, d’où les liens avec les mouvements d’émancipation (Cuba, Palestine, Euskadi). Le mural est la voix populaire à l’époque où le gouvernement de Londres contrôle tous les media. La typologie républicaine rassemble des thèmes divers : il y a les événements telle l’insurrection de Pâques 1916 ; il y a les héros comme  les grévistes de la faim de 1981, adeptes de l’activisme sacrificiel. Bobby Sands (1954-1981) est la référence absolue.

Chez les Unionistes loyalistes, la typologie glorifie surtout  la figure emblématique de Guillaume III d’Orange, encourage les paramilitaires de l’UFF et honore la reine Elizabeth à différentes étapes de son règne.

Un avenir incertain

Les fluctuations des  dernières années

À peine la paix avait-elle été conclue, que survint un événement d’une gravité exceptionnelle : le 15 août 1998, l’explosion d’une bombe de 250 kg dans la rue la plus commerçante d’Omagh, petite ville de l’Ouest  de quelque 20 000 habitants

. Avec 29 morts, c’est l’attentat le plus meurtrier de toute l’histoire de l’Irlande du Nord. Il est revendiqué par la Real IRA (la vraie IRA), un groupe dissident. Le traumatisme est immense. Suivent une vingtaine d’années avec alternance de violence isolées et des gestes de bonne volonté. Le désarmement de l’IRA en 2005, puis la retraite à 82 ans du pasteur extrémiste Ian Paisley, le célèbre « Mister No » détendent l’atmosphère, mais de petits groupes clandestins demeurent très velléitaires et des soldats britanniques sont encore assassinés.

La visite d’Élisabeth II à Dublin en 2011, la poignée de main historique avec Martin Mac Guinness, ancien chef de l’IRA, traduisent l’évolution des esprits. Mais de nombreuses questions demeurent en suspens, comme l’indemnisation des victimes : en fouillant dans le passé ne risque-t-on pas de rouvrir des plaies mal cicatrisées ? Les commémorations demeurent sources d’inquiétude et de tensions, surtout le 12 juillet, avec les traditionnelles parades orangistes et les feux de joie en souvenir de la victoire de la Boyne, remportée en 1690 par Guillaume d’Orange sur le catholique Jacques II.

Le devenir des murs et des murals

Malheureusement, Belfast demeure une ville scarifiée par les multiples « murs de la paix ». Ces murs, hauts de cinq mètres qui sont équipés de portails permettant une circulation de jour, continuent de courir sur plusieurs kilomètres. De toute évidence, ces « murs de la paix » ou « interfaces » (sic) sont bien mal nommés ; ils tranchent dans le vif du tissu urbain, coupent les parcs, avec de grands amas de tôle, jouxtent les maisons hérissées de barreaux aux fenêtres. En fait, les murs sont acceptés par une bonne partie de la population qui y voit une assurance pour chaque communauté. Le mur est tout à la fois une protection et une prison. Seul le centre de Belfast, lieu  de commerce, de convivialité, a été libéré du carcan des murs. Mais le péricentre et les banlieues sont toujours fragmentés en communautés par quartiers, par clubs sportifs, par écoles. C’est ainsi que seulement 5% des écoles sont interconfessionnelles.

Les murs sont donc un obstacle certain à la régénération des territoires, d’autant que aux murs physiques s’ajoutent les barrières psychologiques.

Quant aux murals, quel est leur devenir ?  Remarquons d’abord qu’ils évoluent dans leur inspiration. Les scènes belliqueuses n’ont plus la faveur ; Belfast préfère honorer surtout son footballeur vedette, l’attaquant George Best, le meilleur buteur de tous les temps. Les créations nouvelles insistent sur le « vivre ensemble » et osent exalter la paix.

Il y a eu jusqu’à 2000 murals à Belfast. Les destructions ont été nombreuses, avant que d’être vivement critiquées. Mais depuis une dizaine d’années, on peut déplorer le manque de cohérence des autorités : tantôt, l’État continue de  « blanchir » des murals agressifs, en particulier ceux représentant les paramilitaires cagoulés, tantôt il paie des peintres, pour restaurer ders images, génératrices de revenus touristiques. Tout ceci est conditionné par la mode du tourisme mémoriel, dans la grande famille  des « dark tourisms ». Le vrai danger  est la « dysnelisation »  des murals. Autrefois, l’Office du Tourisme de l’Irlande du Nord « vendait » la fameuse Chaussée des Géants ; désormais, ce sont les murals qui sont proposés en cartes postales à l’Office du Tourisme de Belfast. Les circuits des Black taxis ont un grand succès. Dans cette métropole pleine de vie  qui en son centre rayonne à nouveau de joie de vivre, les murals  sont la grande attraction touristique, avec le musée du Titanic.

Comment la situation globale de l’Irlande, coupée en deux,  peut-elle évoluer ? L’espoir du Sinn Fein est toujours d’intégrer l’Ulster à l’Eire par referendum, un référendum d’ailleurs prévu par les accords de paix de 1998. Le temps semble jouer en faveur des républicains, grâce à la dynamique démographie catholique. Au recensement de 2012, le pourcentage des protestants, qui sont majoritairement unionistes, est passé pour la première fois sous la barre des 50% (48 %), les catholiques représentant 45% de la population de l’Ulster.

Le processus de paix semble irréversible, mais les soubresauts ne sont pas exclus et le Brexit de juin 2016 en apporte la preuve. Avec l’Ecosse, l’Irlande du Nord s’est démarquée de l’ensemble du R.U. par un vote à 58 % pour le remain. Depuis  la situation n’a cessé d’empirer : éclatement du gouvernement d’alliance entre unionistes et nationalistes, élection successives, tant régionales que nationales, rendant l’Irlande du Nord ingouvernable, sans budget, avec le spectre du rétablissement d’une frontière de 499 km que les Irlandais pensaient à jamais abolie.

Frontières et murs risquent d’avoir encore un bel avenir en Irlande et tout spécialement à Belfast !

 

Bibliographie

Miossec, Alain, Murals d’Irlande du Nord : quel avenir après cent ans de pratiques communautaires, TIR, 2011.

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Pragnère, Pascal, « Entre guerre et paix : les murals de Belfast », Études irlandaises, PUR, 2014, p. 119-134

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Rolston, Bill, Drawing Support: Murals and Transition in the North of Ireland, 1991

Bertrand, Jean René, « Irlande du Nord, clivages religieux, ethniques ou sociaux, Norois, 1997, vol. 174, p.355-360.