Sur les traces des premiers explorateurs et des « Nomades de la mer »
Conférence de Richard Maire Directeur de recherches au C. N. R. S., explorateur des archipels d’Ultima Esperanza dans le sud de la Patagonie Chilienne donnée le 21/11/2016 à la Société de géographie de Bordeaux.
Depuis 1995, l’association Centre Terre fondée en Gironde en 1992 explore les archipels de la province de « l’Ultime Espérance » en Patagonie chilienne. Cette région australe (51°S) située à l’extrémité de l’Amérique du Sud, face au Pacifique, est balayée en permanence par les tempêtes des 50èmes hurlants.
La splendeur des paysages est à la hauteur de l’inhospitalité légendaire des lieux.
Deux îles remarquables, Diego de Almagro et Madre de Dios, ont été choisies car elles forment de véritables « glaciers de marbre » sculptés par les anciens glaciers et aujourd’hui par le vent et les pluies diluviennes. L’expéditon franco-chilienne qui aura lieu en janvier-février 2017, dénommée Ultima Patagonia 2017, sera la 8ème depuis la courte reconnaissance de 1995.
Lors de cette conférence, je serai accompagné par trois camarades girondins qui participeront à l’expédition 2017 : Jean-François Pernette (Prix Rolex, chef de de l’expédition 2000, co-fondateur de Centre Terre et un des 4 membres de la reconnaissance de 1995), David Meunier (président du Comité Départemental de Spéléologie de Gironde) et Thomas Fischer (spéléologue, spécialiste en instrumentation scientifique).
Cette expédition franco-chilienne, composée d’une trentaine de sportifs et de scientifiques, s’inscrit dans la lignée des grands voyages d’exploration scientifique qui se sont déroulés à la grande époque, surtout à partir du XVIII°siècle grâce aux innovations techniques (compas, théodolite, téléscope….) : ce sont les voyages du Dolphin (1764-1766) avec John Byron, celui du Beagle (1831-1836) avec Charles Darwin et enfin du HMS Alert (1878-1882) avec le médecin-naturaliste Richard Coppinger qui, le premier, a commencé à étudier en 1881 l’île calcaire de Madre de Dios, lieu de notre expédition.
Le nom même de la province d’Ultima Esperanza évoque d’emblée une région mystérieuse et inhumaine, un véritable défi pour les navigateurs et les aventuriers d’hier, mais aussi pour les explorateurs d’aujourd’hui. Les cartographes utiliseront les noms des premiers explorateurs et conquérants ; une toponymie qui porte les traces des témoins et des stigmates du passé. Ainsi le nom de Sarmiento va désigner le long bras de mer étroit, le canal Sarmiento, qui sépare le continent des archipels vers 51-52°S.
Le conquistador Diego de Almagro n’est pas oublié : tel est le nom donné au premier archipel que nous avons abordé en 1995, puis exploré en 1997 et 2014. Quant à Madre de Dios, le grand archipel calcaire qui constitue l’objectif de cette expédition, il est limité au nord par le canal Trinidad qui porte le nom d’un des navires de Magellan.
Voilà qui présage un destin singulier et inquiétant pour tous ceux qui osent s’aventurer dans ces terres ingrates, véritable sanctuaire d’une Nature vierge apparemment sans l’homme, sans la civilisation.
Sans l’homme ? Pas tout-à-fait en vérité. Car un peuple oublié a vécu dans ces îles perdues pendant plusieurs millénaires jusqu’au milieu du XX°siècle. Mais « Qui se souvient des Hommes ?» a écrit Jean Raspail, ces mystérieux Nomades de la Mer qui ont sans doute profité du réchauffement climatique au milieu de l’Holocène vers – 6000 ans pour descendre vers le sud, mais qui ont été peut-être repoussés au sud par d’autres ethnies, se réfugiant dans ces fjords du bout du monde.
Pendant des millénaires, cette région a donc été parcourue et habitée par les « Nomades de la Mer », ainsi dénommés par José Emperaire, cet ethnologue français qui a eu le privilège de vivre avec eux pendant deux ans en 1947 et 1948. Leur population était estimée à 5 000 il y a 6 000 ans, à 1 000 en 1900 et à 14 en 2000 (Puerto Eden). Quelques-uns vivent encore à Puerto Eden, dont Gabriella Paterito qui se rappelle de José Emperaire et qui a vécu à Madre de Dios.
Ce groupe indigène, aujourd’hui presque disparu, appartenait aux indiens de Patagonie. Leur vraie appellation est Kawesqar qui signifie « les hommes ». Le terme Alakaluf, plus péjoratif, semble vouloir dire « mangeur de moules ».
Pour les Kawesqar, qui étaient animistes-chamans, la mort n’avait pas d’importance. Par contre, les morts étaient sacrés et enterrés avec des objets fétiches comme des coquillages, des crabes et des pieux. Ils connaissaient cette nature sauvage mieux que quiconque, ils savaient en vivre ou plutôt survivre ; ils savaient aussi s’en protéger sommairement en habitant par exemple dans des abris sous roche et des porches de grottes, où il est possible aujourd’hui de trouver les traces de leur passage (foyers, amas coquilliers, crânes, peintures et dessins rupestres).
Des structures de cabanes en os de baleine ont été également découvertes à l’entrée de cavités littorales.
Plus étrange est la découverte de traces de passage dans l’intérieur de la partie sud de l’île, dans de petites cavités (foyers avec charbons de bois, coquilles de moules). Preuves que les indiens Kawesqar étaient capables de quitter leur canot pour explorer les îles et tenter de trouver des passages, sans doute pour trouver des zones de chasse aux lobos (otaries) sur la côte pacifique trop difficile et dangereuse d’accès. Mais il existe aussi une autre explication, complémentaire : celle de naufragés qui ont tenté de traverser les îles.
C’est donc dans ce contexte unique que Ultima Patagonia 2017 décide de relever le défi en imitant l’expérience des Kawesqar et des premiers navigateurs, et en capitalisant l’expérience accumulée lors des précédentes expéditions depuis vingt ans.
Mais cette expédition présente un défi supplémentaire car l’accès est encore plus difficile. En effet c’est la première fois où il faudra accéder par la redoutable côte pacifique pour pénétrer dans le fjord du Barros Luco. L’expérience de la reconnaissance de 2008 dans ce même Barros Luco en a refroidi plus d’un, y compris les marins du Delfin, pourtant habitués à cette région, mais connaissant précisément les dangers de la mer : déferlantes, vagues traîtresses, hauts-fonds et récifs.
Une dernière reconnaissance à quelques-uns a eu lieu récemment, en août 2016, pour sélectionner un site pour construire une petite base scientifique. Cette construction écologique en milieu extrême a été conçue par Cecilia, une jeune architecte de Santiago. Elle sera réalisée en 8 jours maximum en janvier 2017 dans un site assez protégé, situé plus de 35 m au-dessus du rivage, à l’abri des vagues et des tsunamis.
L’exploration géographique est donc prise ici dans son sens littéral et ancien, à savoir la connaissance multidisciplinaire, avec cette originalité de se servir de la spéléologie comme aiguillon pour découvrir le parcours de l’eau dans les entrailles de l’île, mais aussi de rechercher les traces des Kawesqar.
En 2017-18, le gouvernement chilien devrait effectuer une demande d’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO avec notre aide scientifique.